La Colombie sur la route de l'impunité ?

Ophélie Vernerey
7 Juillet 2013



Le Journal International a rencontré Philippe Tremblay, membre de l'organisation Avocats Sans Frontières Canada afin d'en savoir plus sur la réforme controversée de la justice militaire en Colombie. Votée le 17 juin dernier, elle a suscité de nombreuses réactions de la part des organisations internationales des droits de l'Homme. Cette loi offre à la justice militaire un statut de normalité alors qu'elle faisait l'exception auparavant.


D.R.
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La Colombie se débat pour mettre fin aux groupes armés qui régissent certaines parties du territoire. Les forces armées qui imposent leur loi sur le territoire colombien sont encore bien présentes. Les plus connues : les Farc, l'ELN (Ejercitó de Liberación Nacional). Ces guérilleros utilisent la violence contre certains idéaux politiques. Bien que le gouvernement tente d'apaiser la situation et de démanteler ces réseaux armés, il doit concilier sécurité, rapidité et pardon. Or, cette réforme est synonyme d'impunité pour les violations des droits de l'Homme commises par l'armée. C'est au sujet de ces inquiétudes que le Journal International a souhaité se tourner vers Philippe Tremblay* pour mieux comprendre les conséquences de cette réforme militaire. Entretien.

Les cas des « falsos positivos » ont fait scandale à la suite de cette réforme, mais que sont-ils ?

Les « falsos positivos », faux positifs en français, sont des civils qui ont été abattus, puis maquillés comme des paramilitaires ou guérilleros. Pourquoi ? Parce que l'armée colombienne a promis à ses soldats les plus méritants toute une série de bénéfices s'ils parvenaient à démontrer qu'ils avaient bien fait leur travail, qu'ils avaient réussi à abattre des combattants ennemis. C'est donc la tactique qui a été employée pour gonfler les statistiques.

Tout cela a évidemment causé un scandale qui a touché toute la classe militaire, y compris certains de la classe politique. Il est vrai que c'est le ministre de la Défense de l'époque, et aujourd'hui président du pays, Juan Manuel Santos, qui est derrière cette politique qui visait à récompenser les soldats les plus méritants, la mesure qui a entraîné les dérives  à l'origine des faux positifs.

Ce que l'on craint, avec cette réforme, c'est que les dossiers qui sont aujourd’hui conduits par la justice civile contre des militaires qui auraient trempé dans le scandale des faux positifs soient transférés à la justice militaire. La situation inquiète de nombreux militants des droits de l'Homme, qui craignent que les soldats soient jugés par des tribunaux qui n'offrent pas les même garanties d'impartialité que la justice civile.


Quels sont ces bénéfices dont vous parlez ? La « Résolutions 29 » qui offrait des primes aux militaires pour chaque guérillero abattu est-elle encore d'actualité ?

Non, évidemment face aux scandales, on a abrogé les directives, mais ça vous donne quand même une idée de la logique. Surtout à l'époque où Alvaro Uribe, qui s'était fait élire sur un programme politique de dureté face à la guérilla, voulait à tout prix des résultats et ces mêmes résultats se calculent en fonction des guérilleros assassinés. On mettait la pression sur les forces armées pour avoir des statistiques qu'on puisse présenter au Président.

Aujourd'hui, dans un contexte de négociations de paix, le message qu'on envoie aux guérilleros est très paradoxal. Le gouvernement dit vouloir se mettre d'accord sur les termes d'un accord de paix, dit souhaiter voir les FARC se démobiliser, et en même temps rendre justice aux victimes, et leur accorder des réparations.

Au cours des dernières années, on avait accompli des progrès significatifs, on avait vu des soldats jugés coupables de violations des droits humains dans le cadre de procès justes et équitables, conduits par la justice civile. Ces soldats ont été condamnés à des peines de prison et ont purgé leur peine. Tout cela était très encourageant, car cela démontrait que la Colombie était sérieuse dans son désir de lutter contre l'impunité. En démontrant ces avancées, et en se targuant d'avoir fait des gestes en ce sens, le gouvernement était en bonne position pour affirmer « on attend de vous [les FARC] que vous fassiez preuve de la même transparence, du même désir de justice et de vérité face à la société colombienne ».
En imposant désormais ce qui apparaît de manière flagrante, être un recul sur le plan de l'imputabilité des forces armées, on envoie un message paradoxal aux FARC : le gouvernement souhaite qu'ils se démobilisent alors que de son côté, il prend des mesures destinées à protéger ses forces armées des démarches judiciaires.


Quels sont les recours possibles pour suspendre une telle réforme ?

En Colombie, les organisations des droits de l'Homme ont aujourd'hui toutes les raisons de craindre que les négociations de paix se soldent par des proclamations d'amnistie. Il y a un consensus assez clair qui fait qu'elles ne sont pas valides à l'échelle internationale, surtout à l'égard des crimes les plus graves. Si le gouvernement colombien envisage sérieusement d'adopter une loi d'amnistie pour permettre aux militaires et aux guérilleros des FARC de ne pas faire face à la justice, on peut se demander ce qu'il adviendra. Est-ce que la Cour Pénale Internationale choisira d'intervenir ? C'est une épée de Damoclès qui pend au-dessus de la tête du gouvernement colombien.

La Colombie fait l'objet d'un examen préliminaire de la part du procureur de la Cour Pénale Internationale, donc si la CPI en venait à la conclusion que les autorités colombiennes, de manière délibérées, cherchent à défiler les hauts responsables des violations des droits les plus graves qui ont été commises en Colombie, on pourrait imaginer que la CPI décide d'intervenir, ouvre une enquête et éventuellement dépose des accusations.


Précisément, à qui cette réforme s'adresse-t-elle?

Ce qu'il faut comprendre c'est qu'avant l'introduction de cette réforme, et en conformité avec le droit international, la justice militaire était une justice d'exception. C'est une justice de nature disciplinaire qui ne devait agir que lorsque les faits reprochés étaient directement liés aux fonctions du soldat.

Maintenant ce que produit la réforme de la justice militaire, c'est qu'elle modifie complètement le rapport de force, donc la justice militaire sera la norme et non plus l'exception.

Le projet de loi a inclus un certain nombre d'exceptions qui sont nommément identifiées : on parle de crimes contre l'humanité, de génocide, de disparitions forcées. Les autorités colombiennes ont donc conscience que face à des crimes d'une extrême gravité, c'est la justice civile qui doit avoir compétence pour traiter ces affaires.

En revanche, tout le reste sera traité par la justice militaire. Les cas de détentions arbitraires, qui sont assez fréquents, seront donc jugées par la justice militaire. Imaginez que l'armée intervienne dans une région reculée en Colombie, on peut tout à fait imaginer que les soldats arrêtent un nombre important de civils qui sont à tort ou à raison accusés d'appartenir et d'appuyer la guérilla. La détention arbitraire reste donc un problème, en Colombie comme dans tous les pays où se déroulent des conflits armés. On ne pourrait donc plus entendre de telles affaires devant la justice pénale ordinaire. Tout comme les homicides. C'est également le cas des menaces dont font l’objet les avocats qui défendent les victimes.

Dans le cadre du processus de paix entre le gouvernement colombien et les FARC, la loi Justice et Paix offrirait des peines de prisons moindres aux guérilléros qui se rendent...

À l'époque, la chose a été présentée par les promoteurs de cette loi Justice et Paix comme une façon d'inciter les paramilitaires à se démobiliser et à se rendre à la justice pour voir leur situation tranchée dans le cadre de procédures, qu'on espérait et qu'on présentait comme étant transparentes et conformes aux standards internationaux. On parlait d'une peine maximale de 8 ans de prison, peu importe la gravité du crime, alors que l'on sait très bien que les paramilitaires se sont prêtés à des atrocités innommables, des viols collectifs, des enlèvements, des assassinats, des vagues de déplacements forcés. L'expérience du processus Justice et Paix, qui a débuté en 2005, n'a pas du tout été concluante, et aujourd'hui, huit ans plus tard, il y a à peine une poignée d'accusés qui ont été condamnés (entre 15 et 20 personnes sur des dizaines de milliers de crimes qui ont été rapportés). Est-ce vraiment le genre de modèle que l'on souhaite suivre avec les FARC ? Est-ce que l'on souhaite mettre en place une justice à rabais ? Cela n'enverrait pas un bon signal. On peut imaginer que pour les victimes, qui pour la plupart n'ont pas tellement confiance en la justice de leur pays, cela contribuerait davantage au cynisme du pouvoir judiciaire et de la classe politique. On pourrait peut-être imaginer trouver des solutions, des mesures transitionnelles pour s'attaquer à la situation des combattants. Pas des commandants, mais bien des combattants, qui sont bien souvent très jeunes, qui ont commis des violations des droits de l'Homme, mais qui l'ont fait parce qu'ils ont été forcés de le faire. Ce qui gênait beaucoup dans le cadre de la loi Justice et Paix, c'est que la situation des commandants les plus importants était soumise aux mêmes règles. On s'attend donc à ce que les plus importants chefs des FARC soient appelés à répondre de leurs actes pour faire preuve d'exemplarité.


On parle donc d'une réinsertion des rebelles. Elle serait donc sociale, économique… et politique ?

En 1990, s'est produit un mouvement de démobilisation de certains groupes armés guérilleros, tels que le M-19 (Movimiento 19) qui a accepté de se démobiliser en faveur d'une négociation politique. Il a pu ultimement se constituer en parti politique, qui s'est appelé l'Union Patriotica. Actuellement, on a certains politiciens d'envergure, y compris le maire de Bogota, qui faisait partie de ces mouvements guérilleros de l'époque. À terme, on peut imaginer que les FARC se constituent en une force politique légitime. Je crois effectivement qu'il faudra mettre beaucoup d'énergie pour tenter d'assurer la réhabilitation des combattants, des guérilleros dans tous les contextes.


Quelle réparation pour les victimes ?

La réparation en droit international peut se décliner de plusieurs façons. Évidemment on pense le plus souvent aux compensations d'ordre financières, mais très souvent les tribunaux peuvent ordonner à l’État, qui est condamné de mettre en place des mesures de protection, d'offrir aux victimes des services d'aide médicale, d'aide psychologique, si les victimes ont été traumatisées par ce qu'elles ont vécu. Il y a aussi possibilité pour l'État de demander pardon aux victimes ou encore d'ériger un monument pour commémorer ce qui s'est produit. Très souvent, la Colombie comme la plupart des États qui sont condamnés pour des violations d'une telle gravité, sont beaucoup plus enclins à régler les compensations financières, mais les mesures qui exigent un pardon sont souvent délaissées. Très souvent, les gouvernements, et celui de la Colombie ne fait pas exception, mettent beaucoup de temps à se plier aux exigences de la Cour, ou le font de manière partielle.


Philippe TREMBLAY, Directeur du services juridiques et développement chez Avocats sans frontières Canada

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